Chaudun, la montagne blessée

Il ne sera pas question de généalogie dans cet article, mais d’un livre qui m’a bien plu. Une histoire qui s’est déroulée tout près du village où se concentrent la majorité de mes recherches.

C’est ce livre qui m’a donné l’idée et l’envie de mon projet autour de Pellafol en 1914-1918. Chaudun et Pellafol ne sont distants que de 19 km à vol d’oiseau – plus du double par la route. Le contexte est différent mais le principe similaire : une plongée dans des archives pour raconter la vie d’hommes et de femmes à une échelle très locale. C’est la raison pour laquelle j’ai particulièrement apprécié de trouver la liste des sources consultées, qui m’a donné des pistes pour mes propres recherches.

4ème de couverture

Vous montez un col, traversez une forêt, longez une rivière. Au fond de la vallée, les restes d’un village, des blocs de pierre brisés : ci-gît Chaudun, village maudit qui fut vendu en 1895 par ses habitants à l’administration des Eaux et Forêts. Evocation poétique et charnelle des paysages alpins, de leur beauté et de leur infinie cruauté, le récit de Luc Bronner charrie et recompose toutes les traces du passage des hommes et des femmes dans leur intimité et jusqu’à leur fuite inéluctable. L’animal a remplacé l’humain, et Chaudun est désormais le cœur d’un espace ensauvagé, l’une des plus somptueuses vallées d’Europe.

Luc Bronner est grand reporter au Monde ; marcheur infatigable, il est familier des sentiers alpins depuis l’enfance.

Pourquoi j’ai aimé ?

Un petit village des Hautes-Alpes, dans le Dévoluy. L’étymologie du nom de ce massif montagneux suffit à planter le décor : « lieu à l’écart ». Chaudun, à la fin du XIXème siècle, c’est une centaine d’âmes pour environ quarante feux, 1900 mètres d’altitude moyenne, de mauvais chemins en guise de routes et entre cinq et huit mois de neige par an.

Six ans de travail ont été nécessaires à Luc Bronner, natif (et de toute évidence amoureux) de la région, pour étancher son « désir de comprendre le destin assez incroyable de ce village » et pour « faire entendre le murmure de ses habitants ». Devant un travail aussi minutieusement documenté, on imagine sans difficulté ses centaines d’heures de recherche, le nez dans des documents anciens, aux Archives départementales des Hautes-Alpes, aux Archives Diocésaines de Gap ou devant l’écran de son ordinateur.

Ce livre nous fait découvrir de l’agonie de ce hameau, jusqu’à sa vente à l’Etat en août 1895. Le récit d’une catastrophe écologique provoquée par les villageois eux-mêmes – non par appât du gain, mais par obligation de survie : le pastoralisme excessif a rendu les alpages stériles, la chasse à outrance a exterminé les animaux sauvages, le besoin de se chauffer et d’entretenir les maisons a intégralement détruit les forêts, de qui a laissé le champ libre aux avalanches et à la furie des torrents, lesquels détruisaient encore davantage les terres cultivables.

Au cours de ses recherches, l’auteur a eu la chance de retrouver de nombreuses photographies (il en a publié certaines sur son compte Facebook ici, ici, ou encore ). Une série, réalisée par un curé passionné, a retenu son attention :

« Le plus important est ce qui ne se voit plus. Les arbres ont disparu[…]. La vallée est aussi dure, aride, sèche, qu’un désert d’altitude. Le minéral a pris le dessus sur la végétation, paysage de désolation absolue […]. Si l’homme avait pu, il aurait alors comparé ces lieux à des paysages lunaires. »

Sous la plume de Luc Bronner, les habitants reprennent vie et le lecteur entre dans l’intimité de ceux qui se décrivent comme des « déshérités de la nature ». En refermant le livre, on a en effet l’impression d’avoir bien connu Félicie Marin, décédée à 17 ans et dont a sépulture est la seule encore identifiable dans le petit cimetière, Joseph Taix, 1 mètre 57, le dernier maire de la commune, Fidèle Barthélémy, 41 ans, médiocre instituteur public et secrétaire de mairie ou encore Joseph Pellegrin, dernier curé de Chaudun, tombé dans un précipice depuis un col enneigé le jour de son anniversaire.

Tous les thèmes majeurs de la société rurale de l’époque sont évoqués : la pauvreté, la malnutrition, la condition des femmes, la religion, la mortalité infantile, le service militaire, les enfants de l’Assistance publique pris en pension pour en retirer quelque argent, les ressentiments et les haines intrinsèques à la vie à huis-clos, l’exode rural et l’exil vers des contrées lointaines pour tenter d’assouvir le rêve d’une vie meilleure…

L’auteur connaît parfaitement chaque recoin de cette vallée, ce qui lui permet de mettre en valeur mille et un détails sur les paysages, les arbres, la neige ou la lumière. Les descriptions physiques des habitants sont là, retrouvées au fil des photos ou des registres du service national. Les chiffres, aussi : les surfaces des terrains, les sommes reçues par les uns et les autres lors de la vente du village, les chasubles de la paroisse, les arbres replantés… et Luc Bronner réussit le tour de force de livrer tout cela sans jamais faire bâiller le lecteur, grâce à un style tour à tour concis voire abrupt ou au contraire beaucoup plus poétique et où se glisse une pointe d’ironie de temps à autre.

De plus, des éléments patiemment glanés dans les journaux de l’époque permettent de cerner, au-delà de la décrépitude du village, les préoccupations du moment, de la météo à l’affaire Dreyfus ou d’un vol de poules à l’assassinat de l’archiduc François Ferdinand.

« Le Chaudun des hommes » est mort avec le départ des villageois. La commune n’existe plus, fondue dans le territoire de Gap dont elle était limitrophe. Pendant près de deux décennies, une armée d’agents de l’administration des Eaux et Forêts se sont employés à replanter quatre millions d’arbres. Le loup est revenu, comme beaucoup d’autres animaux. La vallée abrite aujourd’hui 20% de la flore française et le Bois du Chapitre est entré au Patrimoine mondial de l’humanité en 2021.

« L’homme n’aura été qu’un passager clandestin, brutal et inconscient, si éphémère à l’échelle des rocs et des pics […]. Chaudun raconte notre passé, et notre futur probablement. »

Un livre court mais très intense. Une coup de cœur !

Le village de Chaudun vers 1800.
Photo Abbé Aye (domaine public, source Wikimedia Commons).

Références

BRONNER, Luc. Chaudun, la montagne blessée. Editions du Seuil, 2020. 176 p. 17€. (Editions Points, 2020. 154 p. 6,40€ pour la version poche).

A consulter également : Interviews de Luc Bronner dans Par les temps qui courent sur France Culture le 13 novembre 2020 et dans Quotidien sur TMC le 26 novembre 2020.

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